Cette courte fiction futuriste aborde avec humour la question complexe de la famille en traversant différents types de sociétés : patriarcat, matriarcat et une société avec contrôle absolu sur les familles.
L’histoire débute au temps du matriarcat. Deux femmes se racontent la violence qu’ont vécue les familles sous le régime du patriarcat et le soulagement qu’elles éprouvent à vivre dans une société qui préserve les femmes et les enfants. Cette société semble fonctionner parfaitement, même, et peut-être surtout, si les hommes ont à gérer leur frustration d’avoir perdu leur pouvoir sur la famille.
Pourtant, la rencontre d’une femme et d’un homme va faire basculer cette société si paisible. Naît alors une nouvelle société dans laquelle femmes et hommes sont égaux et se partagent le pouvoir. Malheureusement, ce 50 % de pouvoir restitué à l’homme va réenclencher sur le champ la violence masculine et impliquer le contrôle des familles, avec mise en place d’une surveillance et de procédures drastiques. Cette société de type « Big Brother des familles » éradique rapidement la violence. Mais à quel prix !
L’histoire se termine par une nouvelle rencontre entre une femme et un homme, avec le sentiment d’un risque imminent de nouveau basculement. Mais vers quel type de société ? Le matriarcat (pouvoir aux mères) ? Le patriarcat (pouvoir aux pères) ? Ou la gynocratie (pouvoir aux femmes) évoquée brièvement dans cette fiction ? Une société gouvernée par les femmes respecterait la vie sous toutes ses formes, contrairement à une androcratie (pouvoir aux hommes) qui n’est que violence, destruction et mort, tant au niveau humain qu’écologique.
Finalement, cette fiction montre combien l’équilibre d’une société est fragile et combien il suffit d’un rien, même d’une simple rencontre, pour plonger dans des modèles absurdes ou reproduire de vieux schémas.
Les fauteuils-bulle de Carlton Beach
6 juillet 2055, 20h. Sophie est tranquillement installée dans un fauteuil-bulle sur la terrasse qui surplombe la plage artificielle de Carlton Beach. Sirotant une boisson légèrement âpre, elle regarde les hommes qui passent devant elle pour se rendre sur la plage. Par lequel de ces hommes a-t-elle envie d’être ensemencée ? Elle le veut beau, fort et intelligent. La beauté et la force sont faciles à repérer. Mais l’intelligence ? Il va falloir lui parler un peu, faire un peu de conversation pour savoir, se dit-elle. Corvée, oui, mais indispensable pour être sûre qu’il s’agit du bon géniteur.
Soudain, Sophie croise le regard d’un homme adossé nonchalamment contre sa voiture-navette. Comme électrisée par ce contact, elle chavire un peu, mais reprend vite ses esprits. Elle lui fait signe de s’approcher. Il hésite un instant, puis se dirige vers elle.
— Que veux-tu ? Pourquoi me fais-tu signe ? dit-il à Sophie.
— J’ai aimé croiser ton regard, lui répondit-elle. Comment t’appelles-tu ?
— Philippe. Et toi ?
— Sophie. Veux-tu t’asseoir un moment près de moi ?
— Que veux-tu Sophie ? Cherches-tu uniquement un géniteur ?
— Bien sûr. Y vois-tu un inconvénient ?
— Oui, Sophie. Tu es belle et désirable, mais tu ne t’intéresses qu’à ma semence. Je te laisse chasser une autre proie !
Faisant demi-tour pour revenir à sa voiture-navette, Philippe songe à son désir d’enfant qui devient toujours plus intense. Comment faire ? Aujourd’hui, les femmes recherchent des hommes uniquement pour leur semence. Une fois enceintes, elles disparaissent pour éviter que le géniteur ne leur enlève leur enfant. Comme la grande majorité des hommes d’aujourd’hui, Philippe n’a plus envie de sexe. Il est devenu méfiant envers les femmes, se sent utilisé par elles. Il ensemence encore et encore, mais aucune femme ne lui donne d’enfant. Il y a bien sûr des mères porteuses, mais elles sont trop peu nombreuses pour satisfaire tous les hommes en demande d’enfant.
Sophie sourit en entendant le mot « proie ». Philippe n’a pas tort : elle chasse un géniteur. L’insémination artificielle a été abandonnée. Les femmes n’en veulent plus. Le géniteur de leur futur enfant doit être sélectionné avec soin, dans le contact. Et aujourd’hui, ce n’est pas tâche facile. Les hommes ne veulent plus de sexe. Ils craignent d’être utilisés comme des inséminateurs sans jamais voir leurs enfants.
Une main se pose sur son épaule. Sophie se retourne et voit le doux sourire de son amie Jade qui vient la rejoindre.
— Comment vas-tu Sophie ? As-tu trouvé un géniteur ?
— Pas encore, chère Jade. J’espère qu’il ne tardera pas trop. Je suis en pleine ovulation et mon désir de sexe est si intense que je sauterais sur n’importe quel homme. Mais je dois freiner mon désir et choisir le bon géniteur. Les hommes sont devenus si méfiants de nos jours. Sais-tu qu’un homme superbe vient de se refuser à moi ?
— Non, où est-il ?
— Là-bas, adossé à la voiture-navette bleue, près de la plage. Tu le vois ?
— Ah oui, bel homme, c’est vrai. Il ressemble un peu au géniteur de ma fille aînée. Tu as bon goût Sophie ! dit-elle dans un éclat de rire en se laissant aller avec plaisir dans le fauteuil-bulle à côté de son amie.
Jade a trois beaux enfants, une fille et deux garçons, issus de trois géniteurs différents. Olympe, Théophile et Daisuke vivent tous les trois avec leur mère. Ils ne connaissent pas leur père, mais sont entourés de nombreux hommes et garçons : les compagnons de leur mère, les oncles maternels, les professeurs d’école, les compagnons de classes, etc.
— Te souviens-tu Sophie de ce que nos grand-mères nous racontaient ?
— Oui, dans les Temps Anciens, les mouvements masculinistes avaient réussi à installer de force le patriarcat, même en dehors des liens du mariage. Lors des séparations, la garde des enfants était alors le plus souvent donnée aux pères et les mères se retrouvaient sans leurs enfants.
Sophie eut un frisson d’horreur en pensant à ces Temps Anciens.
— Je sais Jade. Comment ces femmes ont-elles pu supporter cela ?
Jade approuva en soupirant.
— Aussi étrange que cela paraisse Sophie, les femmes n’ont rien vu venir. Tout avait commencé à la fin du 19ème siècle par la création de théories psychologiques patriarcales qui se sont attaquées fortement à l’image de la mère. Ces dernières étaient montrées comme de grandes dévoreuses de psyché d’enfant, perverses et destructrices. Simultanément se développaient les mouvements féministes qui réclamaient des droits égaux pour les femmes. Vers le milieu du 20ème siècle, les familles commencèrent à exploser. Au début, lors des séparations, dans la majorité des cas, les mères obtenaient la garde des enfants. Le patriarcat semblait donc avoir perdu de sa puissance. C’est alors que se sont créés les mouvements masculinistes qui ont œuvré à tous les niveaux de la société pour rétablir le patriarcat et la toute-puissance du père dans la famille.
— Mais pourquoi les femmes n’ont-elles pas réagi ? pensa Sophie.
— Un peu plus tard ont été créées de nouvelles théories du développement affirmant que mère et père étaient interchangeables, ceci depuis le plus jeune âge. Finalement, il était admis par tous qu’un enfant élevé par son père aurait un meilleur équilibre psychique qu’un enfant élevé par sa mère. On a donc progressivement enlevé les enfants aux mères, considérant qu’elles étaient toxiques et négatives pour les enfants.
— Je m’en souviens, Jade. La première étape de ce processus fut d’imposer la garde partagée et la résidence alternée lors des séparations, même pour les couples non mariés.
— Exactement, Sophie. Et selon ma grand-mère, cette solution de garde partagée et résidence alternées s’est révélée catastrophique. L’éloignement précoce d’avec la mère et le fait de passer sans cesse d’un lieu de vie à un autre s’est révélé préjudiciable à l’équilibre psychique des enfants. Ils étaient dans une grande insécurité et des troubles psychiques importants en découlaient[1].
— Mais cette époque de garde partagée n’a pas duré longtemps. Très vite les enfants furent confiés exclusivement aux pères dans la grande majorité des cas. Je ne me trompe pas Jade ?
— Malheureusement non, Sophie. Et cette séparation précoce d’avec la mère engendra des êtres abandonniques et insécures, avec des failles narcissiques béantes. S’en suivirent de graves désordres psychologiques, ainsi qu’une augmentation importante de la violence et de la perversion, notamment à l’encontre des enfants.
— Sais-tu, Jade, que ma mère était une mère porteuse ? Elle m’a confiée à mon père dès ma naissance, puis a disparu.
— Oui, tu m’en as déjà parlé, Sophie. Tu m’avais confié à quel point l’abandon de ta mère fut une grande souffrance pour toi et combien fut difficile le chemin pour te construire.
Elles restèrent un instant silencieuses. La soirée était belle. Les couleurs du ciel s’assombrissaient. Une brise légère balançait délicatement leurs fauteuils-bulle.
— Ta grand-mère est psychothérapeute, n’est-pas Jade ?
— Oui, tu as une bonne mémoire, Sophie.
Un serveur posa devant Jade sa boisson préférée. Elle le remercia d’un signe de tête et poursuivit.
— Dès que j’ai été en âge de comprendre, ma grand-mère m’a raconté cette histoire des Temps Anciens.
— Mais Jade, comment en est-on arrivé à donner systématiquement la garde exclusive aux pères ? C’est inimaginable !
— Comme je te le disais Sophie, c’est arrivé très progressivement, sans que personne ne s’en aperçoive. L’Etat avait fini par prendre le pouvoir sur les familles qui se déchiraient pour la garde des enfants. Les mouvements masculinistes se sont alors solidement implantés dans toutes les instances de l’Etat en créant simultanément les nouvelles théories du développement dont je te parlais tout à l’heure.
Une voiture-navette passa au-dessus d’elles et se posa silencieusement sur la plage. De la terrasse, elles n’entendaient que le clapotis de l’eau et quelques éclats de rires.
— Ces théories prétendaient donc que le père pouvait sans problème remplacer la mère dès la naissance. C’est bien ça, Jade ?
— Oui, Sophie. Aussi absurde que cela paraisse aujourd’hui, ces théories disaient cela ! Soutenus par ces théories et un état masculiniste tout puissant, les pères obtenaient donc presque toujours la garde exclusive de leurs enfants.
— Même pour les bébés de moins d’un an ?
— Oui, même eux. Comme les couples restaient ensemble très peu de temps, les enfants partaient souvent vivre avec leur père dès les premiers mois.
— Ta grand-mère a-t-elle été confrontée dans sa pratique de psychothérapeute à la souffrance de ces enfants séparés précocement de leur mère ?
— Elle ne m’en a jamais parlé ! Ma grand-mère restait très discrète sur sa pratique. Néanmoins, un jour où elle semblait très découragée, elle m’a dit avoir observé une augmentation importante des psychoses et états limites.
Ma grand-mère était si triste ce jour-là, pensa-t-elle, émue par ce souvenir. Jade porta à sa bouche son long verre-paille lumineux. Le liquide frais et pétillant s’écoula dans sa gorge. Sophie attendit que le verre-paille s’éteigne.
— Tu m’avais aussi raconté, Jade, qu’au bout du compte, deux projets de société avaient fini par émerger : la GPA et la PMA.
— Exactement. Et ces deux projets signèrent la fin des Temps Anciens, car les femmes comprirent enfin qu’elles devaient réagir. Tout avait commencé par le désir des couples lesbiens d’avoir un enfant au moyen de la PMA ou « procréation médicalement assistée ». Ce projet féministe engendra vite un désir identique de la part des hommes qui exigèrent un soi-disant droit équivalent : la GPA ou « gestation pour autrui », plus communément nommé « mères porteuses ». Or PMA et GPA sont deux pratiques bien différentes : techniquement d’abord, puis en termes de projet de société et surtout de conséquences pour la condition des femmes. En effet, la PMA utilise une semence, alors que la GPA utilise une femme. Il s’agissait donc d’un dispositif dangereux pour les femmes. Elles en prirent peu à peu conscience.
— Et la suite, nous la connaissons, Jade. Les femmes ont alors compris qu’elles devaient combattre pour retrouver leur place de mère. Et c’est grâce à leur combat que nous en sommes là aujourd’hui.
Sur ces mots apaisants, Sophie se retourna tout à coup. Elle venait d’apercevoir un homme assis à la table voisine. Était-il là depuis longtemps ? Il semblait rêver, un livre posé sur ses genoux. Jade sourit à Sophie.
— Il te plaît ?
— Oui, tu as deviné, dit-elle en riant. Nos discussions ne m’ont pas fait perdre mon désir et mon besoin de géniteur.
— Alors je me sauve Sophie. Place à ton désir !
Après avoir embrassé Sophie, elle s’en alla discrètement. L’hôtel Carlton Beach était à présent rempli de monde. Les lumières de la coupole s’étaient allumées comme par enchantement, offrant un ciel étoilé de toute beauté.
— Bonsoir. Puis-je m’asseoir près de vous ?
Les yeux dans les étoiles, Sophie ne l’avait pas vu approcher. Elle sursauta légèrement.
— J’ai entendu votre conversation avec votre amie.
Sophie lui montra le fauteuil-bulle et l’invita à prendre place auprès d’elle.
— J’étais moi-même curieuse de savoir ce que vous lisiez, dit-elle.
— Oserais-je vous demander votre prénom ?
— Sophie. Et vous ?
— William. Enchanté, Sophie !
— Enchanté, William ! Alors ce livre ?
Pendant ce bref échange, Sophie avait pris le temps d’observer cet homme. Il était plutôt grand, sportif, la peau cuivrée, les yeux bleus et les cheveux châtains. Un bel homme. Et quel charme, se dit-elle.
— C’est un livre qui devrait vous intéresser, je pense.
William tendit le livre à Sophie. Elle lut avec surprise: Le Droit maternel.
— Son auteur est Bachofen, un philologue et sociologue suisse, poursuivit-il. C’est le grand théoricien du matriarcat. Dans son ouvrage qui date de la fin du 19ème siècle[2], Bachofen étudie notamment la matrilinéarité[3] et la gynocratie[4].
Johann Jacob Bachofen
— Vous vous intéressez à ce thème, William ?
— Oui. Ma grand-mère m’en parlé pendant de longues heures. Sa passion pour l’histoire et l’humain l’avait amenée à étudier l’histoire des religions anciennes, notamment la religion de la Grèce Antique dont Bachofen parle dans son ouvrage. Elle me racontait comment vivaient les anciens, comment le patriarcat et le matriarcat s’étaient développés. Et en l’écoutant, je comprenais que les femmes et les hommes ne s’étaient jamais rencontrés vraiment. Le matriarcat d’aujourd’hui prend sa source dans l’Antiquité et les peuples primitifs. Le saviez-vous ?
Quel homme surprenant, songea-t-elle. Beau, fort, intelligent, s’intéressant au matriarcat et à ses sources
— A quoi pensez-vous, Sophie ? Vous ne m’écoutez pas ?
Non, elle ne l’écoutait plus. Elle avait fermé les yeux et écoutait avec délice la voix de William. Le désir avait enflammé tout son corps. Elle avait trouvé son géniteur. Il était là. Elle pouvait enfin se laisser aller.
— Sophie, rentrons à l’hôtel. Ma chambre est au 125ème étage. Et la vôtre ?
— Au 125ème !
— Mon numéro de chambre est le 45. Et vous ?
— 44 !
— Nous devions nous rencontrer, Sophie !
— Oui, William !
Les fauteuils-bulle de la terrasse étaient déjà vides, flottant doucement, bercés par la bise fraîche de Carlton Beach.
75 ans plus tard
6 juillet 2130, 20h. Sur la terrasse qui surplombe la plage artificielle de Carlton Beach, une assemblée attend le dévoilement de la statue hologramme de Sophie et William, premier couple des Temps de la Régulation.
Tous retiennent leur souffle. Comme suspendu en l’air, l’hologramme apparaît progressivement. Sophie et William sont là, assis dans leurs deux fauteuils-bulle, comme au premier jour de leur rencontre. On avait retrouvé ces images dans les caméras-mémoire qui balayaient en continu l’espace depuis le haut de la coupole étoilée de l’hôtel.
Quelques secondes plus tard, une inscription lumineuse vient couronner Sophie et William :
Après les Temps Anciens dominés par les hommes (patriarcat), puis les Temps Nouveaux dominés par les femmes (matriarcat), Sophie et William créèrent les Temps de la Régulation où la domination disparut pour laisser la place au plein engagement du couple pour élever ses enfants.
Née il y a 74 ans, Crystal, premier enfant des Temps de la Régulation, s’approche de ses parents virtuels et les embrasse tendrement. Au milieu de l’assemblée, les descendants du couple semblent fascinés par la statue hologramme qui redonne vie au couple originel.
Un homme vêtu d’un costume à carreaux fluorescents s’avance vers Crystal, la salue respectueusement et lui demande :
— Chère Crystal, pourriez-vous nous dire à l’occasion de cette cérémonie quels sont les éléments qui ont permis qu’adviennent les Temps de la Régulation ?
— Votre question m’honore, cher Isadore. Vos recherches ont largement contribué à ce projet de société. Je vais tenter d’y répondre en toute simplicité. N’hésitez pas à m’interrompre, si vous le souhaitez.
— Nous vous écoutons, Crystal !
Comme il est grand, se dit-elle, en prenant doucement appui sur le bras d’Isadore. Elle reste un instant en silence rassemblant ses forces et ses pensées. Puis sa voix étonnamment puissante s’élève.
— Vous le savez tous, chère famille et chers amis, les Temps de la Régulation furent l’aboutissement d’une évolution naturelle au cours de laquelle l’être humain a progressivement atteint sa maturité, son état d’adulte. Il en vint ainsi à penser en termes de société et non plus en termes d’individu.
A ces mots, l’assemblée applaudit vigoureusement. Quel bonheur qu’ils soient tous là, pense Crystal. Elle leur sourit et poursuit son récit.
— Les femmes et les hommes comprirent par exemple que les conditions dans lesquelles les enfants naissent et grandissent sont fondamentales pour l’équilibre de toute société. Ils eurent conscience que la première cause de déséquilibre étaient les séparations et les conflits de couple. Un enfant a besoin de sa mère et de son père ensemble, sous le même toit, et non séparés, comme on le prétendait dans les Temps Anciens.
— Et comment réussirent-ils à mettre en place ces conditions favorables pour les enfants ?
— Eh bien, Isadore, ils créèrent tout simplement des lois pour que les couples s’engagent pleinement et durablement pour élever leurs enfants ensemble.
Tous les regards se tournent soudain vers la plage. Une très ancienne voiture-navette de couleur bleue vient de se poser dans un bruissement d’air et un rugissement de vagues. Isadore soupire. Ces antiquités volantes sont si bruyantes, se dit-il.
— En quoi consistent ces lois, Crystal ? Veux-tu nous le rappeler ?
— Ces lois sont drastiques et incontournables, comme tu le sais, Isadore. Aucune exception n’est admise. Lorsqu’une femme et un homme décident d’avoir un enfant, ils doivent s’engager à vivre ensemble pendant 18 ans. De la conception de l’enfant jusqu’à ses 18 ans, ils n’ont ni le droit de se séparer, ni le droit de mourir.
Le clapotis de l’eau sur la plage artificielle a repris sa douce musique. Qui est cet homme ? se demande Crystal, en voyant le conducteur sortir de sa voiture-navette anachronique et remonter vers la terrasse. Il semble très jeune. Sa démarche est à la fois élégante, sportive et presque féline.
— Il est vrai, Crystal, que depuis la fin des Temps Anciens, plus personne ne décède de maladie ou de vieillesse.
— Exactement. Dans les années 2040, la médecine régénératrice et la connaissance du système immunitaire ont fait un spectaculaire bond en avant. A partir de ce moment-là, les organes défectueux ont simplement été remplacés et les agents pathogènes rendus inoffensifs. Grâce à ces avancées, le moment de la mort pouvait être désormais choisi en pleine conscience. Avec les lois des Temps de la Régulation, ce choix n’était possible qu’une fois les enfants devenus autonomes.
Un vol d’oiseaux-papier Origami passe en silence au-dessus de la terrasse. La statue hologramme est toujours là. Crystal regarde ses parents assis paisiblement dans leurs fauteuils-bulle, semblant écouter le récit de leur premier enfant conçu ce soir-là.
— Veux-tu que je continue, Crystal ?
— Non, Isadore. Je dois maintenant vous parler de la seconde cause de déséquilibre dans les sociétés des Temps Anciens : la maltraitance des enfants et les abus sexuels sur enfants.
— Il a donc fallu créer d’autres lois, n’est-ce pas, Crystal?
Elle sursaute légèrement en croisant le regard de l’homme de la voiture-navette. Il est maintenant adossé à une colonne de la terrasse, écoutant attentivement son récit.
— Oui. Il a fallu créer d’autres lois drastiques pour s’assurer qu’il n’y ait ni maltraitance ni abus sexuel pendant ces 18 années dans le huis clos familial. Encore une fois, c’est la science qui a permis l’existence de ces lois puisqu’elle a découvert que maltraitance et abus sexuel laissent une trace dans l’ADN. Grâce à cela, des lois furent créées pour que les familles soient régulièrement soumises à des tests ADN.
— Et si une trace suspecte est découverte dans l’ADN d’un membre de la famille, que se passe-t-il, Crystal ?
— Dans ce cas-là, Isadore, une équipe de psychothérapeutes est immédiatement dépêchée sur place pour expertiser et suivre la famille. Simultanément, des caméras-mémoire sont installées et une surveillance permanente de la famille est mise en place.
Il est maintenant 22h. La nuit est tombée sur Carlton Beach. La coupole étoilée brille intensément et la longue robe de strass de Crystal scintille de mille feux.
— A mon grand étonnement, Crystal, ces lois se sont révélées très dissuasives et le taux de maltraitance et d’abus sexuels a rapidement diminué.
— C’est vrai, Isadore. J’ai moi-même été surprise par ce succès. J’ai fini par comprendre que les familles n’avaient visiblement aucune envie de voir arriver des d’équipes de psychothérapeutes chez eux et d’être surveillées en permanence par des caméras-mémoire.
— Me permets-tu de rappeler quelques chiffres, Crystal ?
— Bien sûr, Isadore. Quelques chiffres sont parfois plus éloquents que mille mots.
Pendant qu’Isadore poursuit, Crystal observe attentivement le jeune homme de la voiture-navette. Pourquoi m’écoute-t-il avec tant d’attention ? Serait-il le descendant de cet homme que ma mère a rencontré le soir de ma conception ? Aurait-il finalement trouvé une mère porteuse ?
— Alors revenons aux Temps Anciens, Crystal. Selon des chiffres retrouvés au cours de mes recherches, une femme sur cinq vivait de la violence conjugale et familiale[5] et un enfant sur cinq était abusé sexuellement par une personne de son entourage[6]. Donc, dans le cadre familial, 20% des femmes subissaient de la violence et 20 % des enfants subissaient des abus sexuels. De nombreuses études ont alors permis de faire le lien entre violence, qu’elle soit conjugale ou familiale, et abus sexuels.
L’assemblée écoute Isadore bouche-bée, comme émerveillée par son récit et l’air surnaturel de son costume à carreaux fluorescent.
— Aux Temps de la Régulation, selon le Conseil de Surveillance des Familles, une femme sur 100’000 vit de la violence conjugale et familiale. Et toujours selon le CSF, un enfant sur 100’000 est abusé sexuellement.
— La violence intrafamiliale a donc fortement diminué. Cela a eu des conséquences bénéfiques sur les individus et sur la société. N’est-ce pas, Isadore ?
— Oui. Les pathologies psychiques et la violence ont fortement diminué, car les enfants trouvent dans leur famille la sécurité affective nécessaire et ne subissent quasiment plus de maltraitance et d’abus sexuels.
L’inscription lumineuse au-dessus de la statue hologramme disparaît peu à peu. Il est l’heure de terminer, pense Crystal.
— Le métier de psychothérapeute s’est donc considérablement transformé, n’est-ce pas, Isadore ?
— Tout à fait, Crystal. Aux Temps de la Régulation, les psychothérapeutes interviennent rarement dans les familles et n’ont quasiment plus de pathologies à traiter. En plus du rôle dissuasif qui leur est attribué, ils soutiennent les personnes dans leur choix de partenaire pour 18 ans de vie commune et les aident à être toujours plus conscientes de leur responsabilité dans la société.
L’assemblée applaudit à nouveau chaleureusement. Pour clore la cérémonie, Romain, le fils de Crystal s’avance et déclame en souriant :
— Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants heureux, de petits-enfants heureux et d’arrières-petits-enfants heureux.
La statue hologramme s’estompe doucement. Les invités bavardent entre eux et la terrasse de Carlton Beach retrouve peu à peu son aspect habituel. Le jeune homme de la voiture-navette se redresse, traverse la terrasse d’un pas décidé et va s’asseoir dans un fauteuil-bulle. En face de lui, Rubis, la petite-fille de Crystal se balance les yeux mi-clos dans un autre fauteuil-bulle.
— Vous vous appelez Rubis, n’est-ce pas ?
— Oui et vous ? Ne seriez-vous pas Philémon Perlsman, le célèbre chercheur en psychologie-matrimoniale ?
— C’est exact, dit-il en riant. Le mot « célèbre » est peut-être un peu fort !
Heureuse de cette rencontre, Rubis lui sourit. Nous travaillons donc dans la même faculté, songe-t-elle.
— Vous semblez bien rêveuse, Rubis.
— Je ne rêve pas Philémon, je goûte à cet instant présent en votre compagnie.
— Alors goûtons-le ensemble, chère Rubis. Il y a longtemps que j’attends cette rencontre.
Fin
Marianne Kuhni
14 février 2013
Le 14 février 2013 est le jour du premier « One Billion Rising », manifestation planétaire où un milliard de femmes se sont levées pour que cessent les violences envers les femmes.
(Tous droits réservés)
Bibliographie
BACHOFEN, Johann Jakob, Le Droit maternel, 1861.
BLAIS, Mélissa, DUPUIS-DÉRI, Francis, Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Les Éditions du remue-ménage, Montréal, 2008
FRIEDAN, Betty, The Feminine Mystique, Dell, New York, 1963
MULLER, Catel, BOCQUET, José-Louis, Olympe de Gouges, Collection Ecritures, Casterman, 2012
PHÉLIP, Jacqueline, BERGER, Maurice, Divorce, séparation : les enfants sont-ils protégés?, Collection: Enfances, Dunod, Paris, 2012
SANGER, Margaret, Woman and the New Race, Brentano’s, New York, 1920
TENN, William, The Masculinist Revolt, Mercury Press, New York, 1965
AGACINSKI, Sylviane, Corps en miettes, Flammarion, Paris, 2009
[1] PHÉLIP, Jacqueline, BERGER, Maurice, Divorce, séparation : les enfants sont-ils protégés ? , Collection: Enfances, Dunod, Paris, 2012
[2] BACHOFEN, Johann Jakob, Le Droit maternel, 1861
[3] Le lignage passe par la mère. On retrouve un modèle résiduel de la famille matrilinéaire dans le peuple juif dont l’appartenance passe par la mère.
[4] L’hérédité du pouvoir se transmet de mère en fille.
[5] Amnesty International, campagne « Stop à la Violence Conjugale, » 2011
[6] Conseil de l’Europe, campagne pour lutter contre les violences sexuelles sur les enfants et améliorer la coopération internationale dans la poursuite des criminels, 2010