Le terme Backlash (retour de bâton) est utilisé par les féministes pour nommer la puissante contre-offensive patriarcale qui s’est enclenchée depuis le début des années 80 (depuis l’élection de Reagan en 1980 – président sortant Jimmy Carter) pour annihiler les droits des femmes.
Ce mot est apparu dans le langage féministe à l’occasion de la publication du best-seller mondial « Backlash: The Undeclared War Against American Women », paru aux États-Unis en 1991.
L’auteure de ce best-seller est Susan C. Faludi, une journaliste et féministe américaine née le 18 avril 1959.
En deux ans, 500.000 exemplaires se sont vendus aux Etats-Unis.
L’ouvrage a été publié en français, en 1993, aux Éditions « Des Femmes », sous le titre : « Backlash, la guerre froide contre les femmes » (traduit de l’américain par Lise-Eliane Pommier, Evelyne Chatelain, Thérèse Réveillé).
Le PDF de la version anglaise :
Backlash. The Undeclared War against Women
Le livre « Backlash » a reçu le National Book Critics Circle Award dans la catégorie « non-fiction » pour l’année 1991.
Dans ce livre de 500 pages d’une écriture limpide et passionnante, Susan Faludi décortique et met à jour les stratégies patriarcales très offensives qui visent l’effacement pur et simple du féminisme et un retour des femmes sous la tutelle masculine. Ce livre qui a été qualifié à juste titre de « livre de combat » (féministe) a eu un impact considérable sur les mouvements féministes de nombreux pays de l’époque (années 90), ainsi que sur les « gender studies » (études de genres), une branche récente de la sociologie.
En 1991, Susan Faludi a également obtenu le Prix Pulitzer pour le journalisme de vulgarisation pour une enquête sur la Bourse. Cette enquête poussée sur le Leverage buy-out dans l’entreprise « Safeway Stores, Inc. » révéla le coût humain de la haute finance.
Fiche de l’ouvrage
Par les Éditions « Des femmes » : Backlash – Susan Faludi
Texte intégral de la fiche : « » Etre femme aujourd’hui en Amérique, à l’approche du XXI° siècle, quelle chance extraordinaire ! » Les femmes ayant atteint l’égalité, le problème de leur statut ne se pose plus : pourquoi se pencher une fois encore sur cette question que les années 70 ont résolue pour toujours, telle est la mentalité actuelle qui prévaut, dans la rue ou au sein des sphères dirigeantes ou médiatiques, que ce soit outre-Atlantique ou en Europe…
» Et pourtant… » : ces deux petits mots, ces trois points de suspension, contiennent en puissance la somme de travail effectuée par Susan Faludi depuis 1986, l’ampleur de son enquête, cinq cent pages d’analyses exhaustives et d’une honnêteté qui ferait croire que la déontologie journalistique n’est pas un vain mot, quatre années terribles passées à éplucher les statistiques triomphalistes, à décrypter les sous-entendus des discours prononcés ou des paroles » en l’air « , à passer au crible les nouvelles modes vestimentaires, esthétiques, publicitaires ou juridiques, bref à chercher ce qui fonde aujourd’hui la mise au ban du problème majeur du statut de la femme au sein de la société contemporaine.
Qu’a donc découvert Susan Faludi pour que son livre, fondé sur l’analyse de ce problème que l’on proclamait caduque et résolu, touche à ce point l’opinion publique et devienne un best-seller aux États-Unis ?
En 1947, dans un film hollywoodien intitulé Backlash, (littéralement » le coup de fouet en retour « , on dirait en français le » retour de manivelle « , un homme faisait accuser sa femme d’un meurtre qu’il avait lui-même commis.
Dès la première page de son livre, Susan Faludi nous livre la clef de l’énigme, qui est aussi le moteur de son ouvrage : » Derrière cette victoire des femmes américaines célébrée à grand bruit, derrière cette reconnaissance unanime et sans cesse réaffirmée du droit des femmes à disposer d’elles-mêmes, un autre message se fait jour. Et il dit ceci aux femmes : vous avez conquis la liberté et l’égalité, mais pour votre plus grand malheur. »
L’auteur montre que ce » constat de désespoir » est faux de trois façons. Les femmes tout d’abord n’ont pas acquis l’égalité : une analyse des statistiques et de leur fonctionnement le démontre à tous les niveaux, que ce soit celui du quotidien et de la vie en commun, celui du travail, celui du pouvoir politique, administratif ou médiatique, celui de la culture. Ensuite, la liberté tant vantée n’est qu’un leurre — qu’on pense par exemple à la remise en question de l’avortement aux États-Unis, ou aux représentations traditionnelles de la » féminité » définie selon des critères masculins. Enfin, la femme libérée, active, diplômée, sans mari, sans enfant mais malheureuse n’est qu’un mythe, une façon pour certains hommes et certaines femmes de se venger de cette joyeuse liberté que des femmes, qui sont loin d’être la majorité ont effectivement acquise.
» La vérité, c’est que nous assistons depuis dix ans à une revanche, à une puissante contre-offensive pour annihiler les droits des femmes”, pour faire croire que “le chemin qui conduit les femmes vers les sommets ne fait que les précipiter, en réalité, au fond de l’abîme « .
L’ouvrage de Susan Faludi nous enseigne que l’esprit critique est l’une des valeurs fondatrices de la démocratie. »
Recension (analyse et compte rendu critique de l’ouvrage dans une revue)
Par Johanna Siméant (politiste française, docteure/agrégée en science politique).
L’article : S. Faludi, Backlash. La guerre froide contre les femmes, In: Politix. Vol. 6, N°24. Quatrième trimestre 1993. pp. 225-230.
Lien sur l’article : S. Faludi, Backlash. La guerre froide contre les femmes (possibilité de télécharger le PDF en haut à gauche).
Note : le commentaire d’Erik Neveu qui se trouve sur la première page de l’article ne se rapporte pas à Backlash, mais au livre de Régis Debray chroniqué par Erick Neveu dans le même numéro de cette revue.
Texte intégral de l’article :
« FALUDI (Susan), Backlash. La guerre froide contre les femmes, Paris, Des femmes, 1993 (traduit de l’américain Backlash. The Undeclared War against Women, New York, Crown Publishers, 1991).
PRIX PULITZER 1991, Backlash (« la revanche ») est un livre de combat : celui d’une journaliste du Wall Street Journal qui conclut son enquête par un appel à la mobilisation face à la remise en cause des droits des femmes depuis le début des années quatre-vingt. Si un tel brevet d’excellence journalistique, littéraire et militant laissait a priori mal augurer de l’intérêt proprement scientifique de ce travail, Backlash devrait pourtant apporter beaucoup aux sociologues des médias, des mouvements sociaux, du monde universitaire, de la classe politique, du travail – entre autres. Surtout, Backlash est un texte de base sur la condition des femmes aux Etats- Unis, une véritable mine d’informations, muni d’un appareil de notes impressionnant et systématique, et témoigne d’un sens du terrain jamais démenti joint à un intérêt permanent porté à des dimensions plus macrosociologiques. S. Faludi a mené sa recherche tout en suivant les conférences de l’Institut de recherche sur les femmes et les genres de l’Université de Stanford. Il n’est ainsi pas sans intérêt que la principale référence sociologique de l’ouvrage soit celle des gender studies, perspective constructiviste appliquée â l’étude de la division sexuelle des rôles sociaux et à la genèse du genre, concept dont l’utilisation tend à évacuer la dimension naturalisée et essentialisante de la différence sexuelle.
Tous ces aspects, alliés à une utilisation raisonnée des statistiques et à une attention extrême portée à leur production, font de Backlash un ouvrage à part, plus tout à fait du journalisme si le terme devait avoir la connotation dénonciatrice qu’il acquiert souvent dans le vocable sociologique, mais ayant toutefois un rapport assez ambivalent aux sciences sociales pour que l’on ne puisse éviter de souligner quelques effets de l’utilisation des sciences sociales dans la production journalistique. C’est une nécessité dont S. Faludi s’acquitte elle-même fort bien à l’égard des thèses qu’elle combat – et peut-être moins à son propre égard.
S.Faludi démontre, tout d’abord, que le créneau du pamphlet antiféministe semble d’autant plus rentable que le mouvement féministe est affaibli. Le mécanisme intellectuel – sanctifié par une utilisation abusive de certaines approches sociologiques – qui consiste à clamer combien les défenseurs des dominés sont les premiers responsables de leur domination constitue un des premiers axes de l’antiféminisme. C’est un thème classique de la rhétorique réactionnaire vouloir la liberté est dangereux – et inutile. Il en est ainsi des initiateurs de la « revanche », et notamment de la Nouvelle droite américaine, cet ensemble d’organisations réactionnaires, liées aux évangélistes, qui opéra au cours des années quatre-vingt une véritable offensive culturelle au sein du débat politique. Pour ces promoteurs de la « revanche », les femmes sont victimes du féminisme – et certainement pas de la dégradation continuelle de leur condition due aux politiques conservatrices que rappelle S. Faludi. C’est cette posture qui donne son titre à l’ouvrage, en référence au film intitulé Backlash, dans lequel un homme fait accuser sa femme du meurtre qu’il a commis dans la campagne antiféministe américaine, le féminisme est accusé des « crimes du meurtrier ». Revenant sur la succession cyclique des mobilisations antiféministes, S. Faludi constate par ailleurs la similitude frappante entre la vague antiféministe actuelle et ses précédents. Les mêmes arguments sont invoqués comme preuve du danger de l’extension des droits des femmes : infécondité des femmes actives, déréliction morale du pays, hystérie, et affadissement des mœurs viriles. Cette remise en cause s’accompagne systématiquement d’une contestation de la place qu’occupent les femmes dans le monde du travail.
L’hypothèse de S. Faludi est que les vagues de « revanche », seraient systématiquement corrélées à des avancées fragiles des droits des femmes, comme si la « revanche » frappait lorsque les femmes ne sont pas arrivées à l’égalité mais qu’elles sont « en passe d’y accéder ». Cette configuration caractérisait la fin des années soixante-dix, marquée par des avancées significatives en matière de traduction institutionnelle des revendications féministes. Cette dénonciation du travail des femmes ira jusqu’à les transformer en boucs émissaires des excès du libéralisme économique des années quatre-vingt. Quand la presse hebdomadaire mettra en cause les « jeunes loups », de Wall Street, ses cibles seront des femmes, et l’on brandira bien haut « l’effigie de quelques-unes des rares diplômées de grandes écoles que comporte une profession presque exclusivement masculine » (p. 129).
Autres « mythes » de la « revanche », largement diffusés par les médias américains, et que S. Faludi, dans une perspective toute empreinte de sociologie critique, s’emploie à démonter : mythe de la « pénurie d’hommes » – un des points forts de la campagne antiféministe fut la diffusion d’une étude de Harvard-Yale selon laquelle une femme célibataire diplômée d’université n’aurait plus que 1,3% chances de se marier à quarante ans – ; mythe de la dénatalité due au travail des femmes ; mythe du dérèglement de « l’horloge biologique ». Conclusion de S. Faludi après un minutieux travail d’enquête sur l’élaboration de ces travaux et leur reprise par les médias américains: toutes ces statistiques sont fausses, et témoignent de l’utilisation systématique des pseudo-enquêtes d’« experts » par la Nouvelle droite et, de façon plus générale, par toute la presse (échantillons de tailles ridicules, absence d’échantillons témoins, caractère systématique du grossissement des chiffres lors de leurs reprises successives, etc.). L’histoire de l’enquête de Harvard Yale vaut à elle seule d’être rappelée. A la veille de la Saint-Valentin, une journaliste appelle le département de sociologie de Yale afin de glisser quelques « remarques bien senties » à la fin d’une enquête sur les histoires d’amour. Elle obtient un jeune chercheur qui refuse tout d’abord de lui communiquer ses résultats car son étude sur le mariage n’est pas terminée. Poussé dans ses retranchements, le chercheur finit par indiquer que selon ses premiers résultats, les femmes diplômées de l’Université ayant retardé leur mariage du fait de leur carrière risquerait de ne plus jamais pouvoir se marier. Le sujet fait la une de l’Advocate de Stanford, l’agence Associated Press reprend la nouvelle et la diffuse à l’échelle mondiale. Alors que l’enquête n’est toujours pas publiée, ces chiffres sont repris à la une de presque tous les journaux américains, commentés dans les informations télévisées, évoqués dans plusieurs feuilletons de grande audience et dans tous les magazines féminins. Or, S. Faludi démontre que cette enquête s’appuie sur des données démographiques dépassées. Une étude de 1985, à partir de paramètres corrigés, en contredit radicalement les conclusions. Une chercheuse du bureau du recensement réfute elle aussi l’étude de Yale non seulement son travail ne sera jamais repris par la presse mais il lui vaudra une sanction de l’administration pour « prise de position polémique ». Trois ans après, l’étude de Yale paraît, amputée de ses statistiques sur le mariage. Entre temps, l’enquête a été systématiquement utilisée dans la campagne antiféministe afin de dénoncer le carriérisme des femmes diplômées et célibataires.
C’est dire que S. Faludi dresse un tableau passionnant du fonctionnement des médias, où la concurrence aboutit à l’uniformisation et à la surenchère dans les thèmes évoqués. Les trajectoires médiatiques des antiféministes sont fulgurantes, experts et intellectuels se bousculent pour témoigner de leurs découvertes sur les dangers du célibat, bénéficiant de rétributions exorbitantes dès lors qu’ils abondent dans le sens de I’antiféminisme, pendant que des cohortes d’anciennes féministes et de superwomen repenties battent leur coulpe dans les émissions de grande écoute. La rhétorique de la « revanche », dans sa version édulcorée et grand public, se caractérise, quant à elle, par l’absence de preuves ou l’utilisation de chiffres sans le moindre contrôle scientifique, la « propension à ne citer que trois ou quatre témoignages de femmes, de préférence anonymes, pour rendre le propos crédible ; (1′) utilisation de formules aussi vagues que « de plus en plus souvent », « on a le sentiment que » ; (I’) emploi du futur ou de verbes d’intention (« de plus en plus de mères resteront désormais chez elles pour pouvoir consacrer davantage de temps à leur famille ») ; (le) recours à des autorités, chercheurs ou psychologues, qui illustrent leurs discours en citant à leur tour les mensonges des médias » (p. 149). Toutes les « tendances » évoquées dans les médias, pour peu que l’on puisse les mesurer par sondage, apparaissent après, et non avant, les articles de journaux les évoquant. Dès lors, on peut à juste titre parler de construction des malaises sociaux, qu’il s’agisse de la peur du célibat, de la stérilité et de la dénatalité, ou de la méfiance envers les garderies. Mais cette peur de la dénatalité n’est pas générale, et S. Faludi y voit un signe de l’emprise culturelle de la Nouvelle droite : elle s’accompagne d’une inquiétude quant à l’émergence d’une supposée « sous-classe biologique », d’une surnatalité des femmes noires, pauvres et droguées aboutissant à un « suicide culturel ». Comme dans les précédentes « revanches », il s’agit là moins d’une pensée nataliste que véritablement eugéniste. Le tableau est tout aussi sombre en ce qui concerne la représentation des femmes dans la culture de masse: objet d’un travail plus classique (« L’image de la femme dans »….) mais tout aussi approfondi. Se fondant sur un impressionnant corpus cinématographique, S. Faludi démontre comment les seuls ennemis qu’Hollywood reconnaît aux femmes sont les autres femmes, comme dans le film Liaison fatale, où la presse voit significativement une « tendance ». Les personnages de femmes indépendantes disparaissent des fictions télévisées, les femmes y deviennent de plus en plus des victimes, du féminisme et d’une « horloge biologique » leur enjoignant de se marier. Les pressions des traditionalistes aboutissent à remanier les scénarios faisant apparaître des personnages de femmes célibataires, indépendantes, ou envisageant d’avorter. Dans les sciences sociales, une large part des women’s studies (les départements d’études féminines des universités) célèbre une différence des femmes somme toute bien domestique, promouvant les thèmes de leur gentillesse, de leur esprit de coopération, et de la conquête du bonheur par le retour au foyer. La première conséquence en est l’enfermement des femmes dans une spécificité qui devient un argument des opposants à l’égalité des droits : ces travaux sont systématiquement repris par des avocats d’entreprises lors de procès en discrimination sexuelle.
Mais un des chapitres les plus riches d’enseignements du point de vue de l’étude des mouvements sociaux et de leur dimension identitaire est la partie consacrée à l’étude des militants et idéologues de la « revanche ». Elle permet de mieux comprendre la puissance de la campagne antiféministe, qui témoigne du véritable travail de mobilisation et d’élaboration intellectuelle de la Nouvelle droite. Dès 1980, la Moral Majority et la Héritage Foundation dénoncent la destruction de la cellule familiale, le « complot féministe », mouvement satanique, et publient des travaux liant dégringolade des salaires, précarité de l’emploi et travail des femmes, ou « prouvant » que les femmes « préfèrent » des travaux moins gratifiants et moins bien payés. De spectaculaires campagnes anti-avortement ont lieu alors que les campagnes pro choice ont la plus grande difficulté à avoir accès à la publicité.
Surtout, cette « revanche » s’insère dans des domaines posés comme privés et donc susceptibles de ne pas être porteurs de connotations politiques, quand bien même c’est un réinvestissement proprement politique qui en est fait. La Nouvelle droite accuse les femmes de préférer les valeurs matérielles aux valeurs morales et adopte une tactique consistant à se présenter comme véritable défenseur des femmes, « exploitées » par l’avortement. Un passage passionnant à cet égard est le tableau que campe S. Faludi des femmes engagées dans le combat antiféministe. On y découvre des femmes, cadres de la Nouvelle droite, qui en s’engageant dans ce mouvement, déclarent avoir vécu la découverte de l’action politique comme un épanouissement et une expérience libératrice, alors même qu’elles tiennent un discours violemment antiféministe. Ce qui frappe S. Faludi, c’est ce clivage opéré entre la libération personnelle de ces femmes et leurs prises de position publiques. Plutôt que d’y voir une contradiction, il faudrait s’interroger sur la formidable opportunité, en matière d’engagement politique et de rétributions du militantisme, qu’a pu offrir la Nouvelle droite à de nombreuses femmes – et de façon plus large à de nombreux militants – en constituant une offre politique inédite, l’absence d’homologie entre pratiques militantes et discours politiques étant bien loin d’être une contradiction. Sans doute cela aurait-il permis de nuancer l’explication un peu rapide que S. Faludi, à partir de quelques lectures sociologiques sur l’extrême droite, avance au sujet du succès de la Nouvelle droite. Reprenant des travaux de S. M. Lipset et E. Raab qui datent de 1970, ou le Gusfield de Symbolic Crusade, paru en 1966, S. Faludi définit les mouvements antiféministes initiés par la Nouvelle droite comme répondant à l’angoisse de la petite bourgeoisie blanche en perte de vitesse. Ces mouvements exprimeraient le sentiment de perte de statut de la classe moyenne, celui de jeunes blancs exclus du monde du travail, endettés, voyant le rôle du père remis en question. S. Faludi fait de même référence à une étude sociologique évoquant les « jeunes mécontents » n’ayant pas vécu l’engagement politique des années soixante, disposant de faibles revenus et se voyant obligés de laisser leur femme travailler. Cette partie du livre, typique d’une certaine utilisation de travaux sociologiques jugés à leur capacité à fournir des clefs d’explication simples à l’émergence de phénomènes multiformes, est moins convaincante d’une part, parce que S. Faludi utilise ici du matériel de seconde main et, d’autre part, parce qu’elle représente un version un peu éculée des théories de la frustration relative et de la mobilisation en faveur de l’extrême droite. II est louable toutefois qu’elle ne se limite pas au thème de la « mobilisation-frustration ». D’autres parties de l’ouvrage, et notamment son portrait des militants de Nouvelle droite, semblent d’avantage rejoindre l’idée, classique dans la sociologie des mobilisations, selon laquelle ce ne sont pas les personnes les plus isolées et plongées dans « l’anomie » qui se mobilisent (cf. par exemple Oberschall (A.), Social movenents and social conflicts, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973), mais avant tout des personnes bien intégrées à des groupes intermédiaires, et pas seulement des « aigris », que S. Faludi caricature parfois avec complaisance.
En matière de politiques publiques et de jurisprudence, les conséquences institutionnelles de la « revanche » sont indéniables, dès 1980, avec la baisse des crédits en matière de protection contre la violence conjugale, jusqu’à la décision Webster de la Cour suprême en 1989, qui limite le droit d’avorter, en passant par les reculs dans la législation du travail ou la nouvelle définition du fœtus comme « occupant d’un lieu de vie provisoire ». Des lois votées sur le « foeticide » servent à retirer des enfants à leur mère dès la naissance, parce que ces mères avaient bu pendant la grossesse, ou simplement négligé leur régime. Le test de dépistage de la drogue devient l’une des principales armes contre les femmes noires enceintes, alors que le taux de mortalité infantile a augmenté avant l’apparition du crack, du fait de la réduction drastique des budgets de santé. L’on assiste à des cas d’acharnement médical sans le consentement de la mère, dans l’optique toute victorienne consistant à sauver avant tout l’enfant. Dans le monde du travail, les mesures de protection fœtale interdisant l’accès des femmes à certains secteurs de l’industrie sont détournées à des fins discriminatoires. La prise de pouvoir des évangélistes au sein de l’appareil républicain et des administrations Reagan puis Bush est réelle, avec des purges dans les services gouvernementaux qui vont bien au- delà des effets normaux du spoil system. Des campagnes sont lancées contre les officines gouvernementales soupçonnées d’abriter des féministes, comme ce service du ministère de l’éducation nationale chargé de promouvoir l’égalité scolaire des filles, auquel sera imposé une équipe entièrement dominée par la Nouvelle droite, et n’ayant aucune formation sur les textes de base en matière de discrimination scolaire. Autre exemple de cette mise au pas les démographes du bureau du recensement se voient contraints de produire des données compatibles avec la politique antiféministe et de démontrer la hausse de l’infécondité des femmes célibataires, les effets funestes des garderies, etc. C’est en définitive de l’élection présidentielle de 1980 que date l’entrée de la « revanche » en politique. A ce moment, la Nouvelle droite fait de l’opposition aux droits des femmes le thème quasi-unique de sa campagne, obligeant les leaders du Parti républicain à inscrire à leur programme des mesures contre l’avortement, et ce pour la première fois depuis 1940. Malgré l’émergence, semble-t-il, d’un vote féminin, le programme Reagan se met à ignorer les femmes que des mesures de progrès social pourraient rallier à la cause démocrate. Les républicains abandonnent ainsi des positions largement plus féministes dix années auparavant (George Bush avait défendu le droit à l’avortement et à la contraception). Tout cela est pour une large part exact. Mais l’analyse de S. Faludi donne un rôle peut-être excessif à la Nouvelle droite cette contre-offensive initiée à la fin des années soixante-dix par la frange la plus extrémiste de l’église évangélique s’est accompagnée chez les républicains d’une tentative de réappropriation des voix réactionnaires, stratégie consistant à intégrer au parti la frange droitière des évangélistes blancs du sud, électeurs démocrates opposés â l’avortement.
De façon plus générale, c’est précisément sur la question de la Nouvelle droite, et sur l’optique même de S. Faludi que le livre pose question : y-a-t-il eu «revanche- globale et délibérée contre les femmes, ou S. Faludi en agite-t-elle le spectre ? Ne s’agit-il pas davantage d’une offensive conservatrice tous azimuts, dépassant la seule Nouvelle droite, dont les femmes ont certes fait les frais, mais comme d’autres « minorités » ? De même, l’hypothèse selon laquelle les vagues de « revanche » sont systématiquement corrélées à des avancées des droits des femmes, la revanche, frappant lorsque les femmes sont en passe d’accéder â l’égalité, possède certes un fort pouvoir explicatif, et n’est pas sans rappeler les études qui montrent que le rejet des migrants porte sur les plus « visibles » d’entre eux – et donc les plus « intégrés ». Pourtant, l’explication, qui aurait nécessité à elle seule une enquête, tient aussi du procédé rhétorique dans la mesure où elle permet aussi bien de dénoncer l’inégalité qui persiste, que de souligner la réussite des femmes sur le mode de la success story. Surtout, ce type d’explication très macrosociologique, supposant que la concurrence entre hommes et femmes entraîne automatiquement la mobilisation, fait l’impasse sur l’explication d’une mobilisation antiféministe qu’il aurait fallu étudier plus précisément, en soulignant davantage les opportunités dont elle a pu bénéficier. Un autre point ambigu réside dans le rapport même que S. Faludi entretient à l’égard des médias et de la croyance à leur omnipotence sa critique s’inscrit directement dans une théorie du reflet et des effets lourds des médias. Si l’on voit bien les effets sociaux des campagnes de presse antiféministes, on est un peu gêné par le rôle de représentant du public que fait jouer S. Faludi aux médias. On est ici à la limite de la logique de quota, consistant à dénoncer tout écart entre représentants et représentés. Les médias n’opèrent pourtant pas une construction du social ex nihilo, et d’autres passages de l’ouvrage montrent plutôt leur suivisme et leur porosité à des rapports de force politiques auxquels il est douteux qu’ils aient jamais échappé. C’est enfin dans la relation aux enquêtes sociologiques qui soutiennent sa thèse que réside un des modes de raisonnement les plus gênants de S. Faludi. Si le démantèlement de l’enquête citée de Harvard Yale est passionnant (surtout quand S. Faludi montre les effets d’entre-citations entre médias et « experts »), on est beaucoup plus réservé face à une attitude qui consiste à la fois à dénoncer la manipulation de l’expertise en sciences sociales, et en même temps à opposer des sondages à d’autres sondages, des résultats à d’autres résultats, montrant de la sorte un recours particulièrement instrumental aux sciences sociales dès lors qu’elles abondent dans le sens de la démonstration, en faisant tout autant usage de l’argument d’autorité que les antiféministes. A la décharge de S. Faludi, on peut remarquer que l’on ne trouvera aucune statistique ou enquête sociologique contredisant les enquêtes citées par les antiféministes dans les médias, sinon par des entrefilets qui ne pèseront d’aucun poids face aux campagnes lancées autour de l’étude de Harvard Yale ou de résultats similaires. De surcroît, la critique qu’opère S. Faludi des sondages et des enquêtes sociologiques apparaît convaincante, dans les limites d’une démarche particulièrement empiriste, plus attachée aux faits qu’aux présupposés à l’origine de leur production. On sort finalement de la lecture persuadé qu’un tel travail devrait aboutir à une réflexion sur les logiques de concurrence et parallèlement d’uniformisation qui affectent l’information.
Malgré ces quelques réserves, il y a un grand intérêt, franco-centré celui-là, à signaler l’ouvrage de S. Faludi. Il permet en effet de s’interroger sur l’importation et la manipulation des débats d’outre-Atlantique dans le débat intellectuel français, et singulièrement des vagues réactionnaires dont la dénonciation du féminisme n’est qu’un des aspects. Déjà, on avait assisté à une curieuse translation du débat sur le Politically Correct des Etats-Unis vers la France. La Political Correctness, cette attitude propre à certains milieux universitaires et que l’on pourrait définir comme une remise en cause des classements sociaux induits par le langage, aboutit notamment à contester l’omnipotence des valeurs occidentales, à la fois d’une point de vue épistémologique (contestation du corpus d’œuvres consacrées), que d’un point de vue politique (soutien aux politiques d’affirmative action supposées permettre la promotion des minorités par l’institution de quota en leur faveur). La polémique autour de cette question (cf. Fassin (E.), « La chaire et le canon. Les intellectuels, la politique et l’université aux Etats-Unis », Annales ESC’, vol. 48, n°2, 1993), avait donné lieu en France à une levée de boucliers contre ce supposé avatar du terrorisme intellectuel à la mode relativiste qu’était censé être le Politically Correct. Ce phénomène d’importation et de retraduction des vagues réactionnaires, impressionnant par sa systématicité, nécessiterait à lui seul une étude que l’on songe au succès des travaux d’A. Bloom (L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Julliard, 1987) ou de G. Steiner (Le château de Barbe Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, Paris, Seuil, 1973 et surtout l’édition de poche de Gallimard en 1986 pour sa popularisation), à la notoriété d’un A. Finkielkraut (La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987) ou encore à l’intérêt que suscitent les imprécations « antimiatriarcales » d’un P. Sollers. Que l’on pense à la trajectoire d’un P. Yonnet, de la sociologie des modes contemporaines à la dénonciation de l’antilepénisme (« La machine Carpentras. Histoire et sociologie d’un syndrome d’épuration », Le Débat, n°61, 1990), pour conclure par un ouvrage s’inscrivant dans cette dénonciation désormais classique qui fait aussi bien le bonheur de la Nouvelle droite française que d’une certaine gauche « anti-antiraciste ». Yonnet estime que la société Serait victime de l’antiracisme (Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Paris, Gallimard-Le Débat, 1993), par un raisonnement homologue à celui des sectateurs de la Political Correctness qui dénoncent la politique d’affirmative action, que cette dernière redouble l’exclusion des plus démunis, ou au contraire qu’elle menace les positions des insiders. Cette critique ne serait pas sans intérêt si elle s’accompagnait d’un examen serré des arguments du différentialisme, ce qui est rarement le cas. Sans qu’il s’agisse ici d’opérer une importation symétrique du travail de S. Faludi, ce qui négligerait la grande différence de tonalité qui règne dans les relations entre les sexes dans les deux pays, la similitude de certains thèmes réactionnaires et notamment antiféministes des deux côtés de l’Atlantique n’en est pas moins frappante. Il n’est ainsi pas indifférent que quelques mois après la parution en France du livre de S. Faludi, Y. Roucaute publie un pamphlet qui se propose avec ironie de faire taire les S. Faludi, entre autres féministes (Discours sur les femmes qui en font un peu trop, Paris, Pion, 1993). Y. Roucaute, comme les antiféministes américains, dénonce « l’égocentrisme », des femmes et les mirages de leur libération. Dans les trois cent douze pages que consacre Y. Roucaute à ce qu’il qualifie de vague « moi-mon corps-mes désirs », c’est cette même superwoman imaginaire, vilipendée par les réactionnaires américains, qui est dénoncée. Y. Roucaute, journaliste, essayiste, politologue, par ailleurs collaborateur du ministre A. Carignon, crie au danger d’une féminisation de la société et d’une « organisation totalitaire de maternage politicosocial », sans se priver bien entendu d’évoquer les enfants drogués que produisent ces insupportables femmes libérées. La question de sciences sociales vouées de plus en plus à fournir un réservoir de « remarques bien senties » à la presse mérite effectivement d’être posée, surtout à voir certains intellectuels devancer sans aucune vergogne l’appel des médias.
Johanna Siméant
Institut d’études politiques de Paris »
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