Expertises psychiatriques : instrumentalisation de concepts médicaux pour déresponsabiliser ou innocenter des agresseurs

Marie-Eve Cotton est médecin psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal et professeure adjointe à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal.

Le 12 novembre 2015, la Dresse Marie-Eve Cotton a publié un article remarquable dans le quotidien canadien Le Devoir (l’une des sources du Courrier International) : Le Collège des médecins doit intervenir!

Dans cet article, la Dresse Marie-Eve Cotton dénonce des raisonnements cliniques qui instrumentalisent et galvaudent des diagnostics psychiatriques dans le but de déresponsabiliser des agresseurs. Elle s’inquiète que de tels diagnostics servent la défense de non-responsabilité criminelle. Son article s’appuie sur l’affaire Guy Turcotte (un double infanticide particulièrement violent).

« L’affaire Guy Turcotte est une affaire criminelle canadienne dans laquelle le médecin et cardiologue Guy Turcotte est accusé d’avoir poignardé à mort ses deux enfants de 3 et 5 ans dans la nuit du 20 février 2009 à Prévost au Québec.

Cette affaire judiciaire hautement médiatisée sème la controverse dans l’opinion publique suite au verdict de non-culpabilité pour cause de troubles mentaux émis par la cour supérieure du Québec en juillet 2011. » (Affaire Guy Turcotte)

Turcotte Guy

Source image (2012)

Ce phénomène de l’instrumentalisation des diagnostics psychiatrique par les experts semble s’amplifier fortement depuis quelques années, pas seulement au Canada, mais partout ailleurs dans le monde, y compris en Suisse.

Parfois, les expertises déresponsabilisent les agresseurs en faisant croire que leur capacité de discernement était altérée au moment des faits, une altération du jugement si importante qu’ils n’étaient plus capables de distinguer le bien du mal et qu’ils ne maîtrisaient plus leurs actes.

D’autres fois, les expertises innocentent les agresseurs en posant des diagnostics psychiatriques sur les victimes (elles seraient folles, manipulatrices, etc.), donc l’agresseur présumé serait innocent et même victime d’une personne qui l’accuse à tort.

Pour la Suisse, l’affaire d’Adeline a montré à quel point nos expert-e-s-psychiatres ont minimisé la dangerosité du violeur récidiviste Fabrice Anthamatten qui a tué sauvagement Adeline, alors que les expert-e-s français-e-s avaient reconnu sa dangerosité, puisqu’il a été condamné à 15 ans de réclusion en France :

« [la psychiatre] Liliane Daligand, experte auprès des tribunaux et professeur à l’Université de Lyon (…) avait observé Fabrice Anthamatten lors de son procès pour viol en France en 2003 au terme duquel il avait écopé de 15 ans de réclusion. Elle se souvient d’un «homme glaçant qui a quelque chose de bestial en lui». » (TDG)

En Suisse, les expertises psychiatriques avaient conclu que cet homme souffrait de « troubles de la personnalité » et qu’il devait donc être incarcéré dans un centre de sociothérapie (nommé La Pâquerette). Il aura fallu un assassinat pour que les expert-e-s suisses cessent de déresponsabiliser Fabrice Anthamatten et de le considérer comme un pauvre homme qu’il faut juste resocialiser. La petite phrase « Je vous ai bien eus » lancée par Fabrice Anthamatten à la justice genevoise au moment de son arrestation illustre bien ce problème des expertises psychiatriques. Une telle cruauté, avec préméditation, absence totale d’empathie, non-reconnaissance de la gravité de ses actes et récidive relève effectivement d’un trouble de la personnalité : le « trouble de la personnalité antisociale » (sociopathie, psychopathie) ». Toutefois, ce trouble de la personnalité ne doit surtout pas servir à déresponsabiliser, à minimiser. Et par définition, une personnalité antisociale ne se resocialise pas, mais doit au contraire faire l’objet de mesures permettant de protéger la société.

L’article de la Dresse Marie-Eve Cotton

Vu son intérêt, je retransmets ci-dessous l’intégralité de cet article publié le 12 novembre 2015 dans le quotidien canadien Le Devoir :

« Le Collège des médecins doit intervenir!

On assiste à une instrumentalisation et un galvaudage grossiers de concepts médicaux

(…) Marie-Eve Cotton – Médecin psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal et professeure adjointe à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. (…)

Guy Turcotte

Photo: Graham Hughes La Presse canadienne
Les experts qui témoignent au procès de Guy Turcotte galvaudent les concepts médicaux.

Je suis médecin psychiatre et professeure universitaire en psychiatrie. Je n’ai jamais évalué M. Guy Turcotte et ne connais de cette affaire judiciaire que le compte rendu qu’en ont fait les médias. Le but de ce texte n’est donc pas de rendre une expertise psychiatrique à son sujet, mais plutôt de commenter le raisonnement clinique appuyant sa défense de non-responsabilité criminelle et de souligner comment, de mon point de vue, il instrumentalise et discrédite ma profession.

Si l’un de mes étudiants affirmait qu’un diagnostic de trouble d’adaptation peut altérer le jugement de quelqu’un au point de le rendre non responsable de ses actes, je le recalerais sur le champ. Le trouble d’adaptation définit une détresse psychologique engendrée par des circonstances difficiles (séparation, perte d’emploi, problèmes financiers, etc.) et qui se manifeste par de la tristesse, de l’anxiété ou une perturbation des conduites. Son statut de « trouble mental » ne fait pas l’unanimité chez les psychiatres, puisqu’il ouvre grand la porte à la médicalisation d’un mal-être réactionnel et parfaitement normal.

Mais trouble mental ou non, rien dans ce diagnostic ne peut conduire à une altération du jugement au point de ne plus distinguer le bien du mal. Rien. Alors, pour un psychiatre, il est inquiétant qu’un tel raisonnement puisse constituer la défense de non-responsabilité criminelle dans un cas de double infanticide particulièrement violent. Parmi les collègues avec qui j’ai pu en discuter, tous critiquent là le manque flagrant de rigueur scientifique.

Instrumentalisation

Cela dit, est-ce que je m’étonne vraiment que des psychiatres affirment une telle chose ? Non. Pas dans le cadre d’expertises rémunérées par la défense. Ce qui me trouble profondément, toutefois, c’est qu’ils puissent le faire sous leur titre de médecin, au nom de la psychiatrie. Et que le Collège des médecins n’intervienne pas pour dénoncer une instrumentalisation et un galvaudage aussi grossiers des concepts médicaux.

Car parler « au nom de la psychiatrie », c’est aussi parler en mon nom. Et en celui de mes collègues. Et en celui de notre ordre professionnel. Implicitement, nous sommes tous associés à ces quelques expertises qui n’ont de médical que le vocabulaire. Certains d’entre nous, en usant de leur titre de médecin, se comportent envers le système judiciaire et la population comme les deux personnages du conte d’Andersen qui prétendent que les habits du roi sont tissés d’une étoffe invisible aux sots. Alors qu’en fait, le monarque ne porte aucun vêtement, et nous, médecins, nous retrouvons les témoins passifs de cette mascarade faite en notre nom. Alors, être psychiatre au temps de l’affaire Guy Turcotte, c’est malaisant. Pour ne pas dire carrément gênant.

Dans la population, ces expertises risquent d’avoir de sérieuses conséquences : doutes sur la crédibilité scientifique des médecins, perte de confiance en la profession psychiatrique, intolérance envers les gens trouvés non criminellement responsables sur la base de maladies mentales sévères ayant réellement altéré leur jugement (situations rares, mais qui existent), etc.

En tant que psychiatre et professeur universitaire, je tiens à me dissocier de ces discours d’experts qui, sur la base d’un trouble d’adaptation, exemptent M. Guy Turcotte de responsabilité criminelle. J’invite mes collègues psychiatres à faire de même. J’appelle également le Collège des médecins à intervenir en se prononçant sur la valeur scientifique de telles expertises et en protégeant le cadre de ce qui peut être affirmé au nom de notre profession.

La responsabilité est le thème central de l’affaire Guy Turcotte. Je souhaite sincèrement que nous, médecins, individuellement et collectivement, nous mobilisions pour assumer la nôtre. Le roi est nu. »