Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Mona Chollet est une journaliste et essayiste suisse, cheffe d’édition au «Monde diplomatique». Son travail porte sur la condition féminine et le féminisme.

En 2012, Mona Chollet a publié : Beauté fatale – Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones éditions.

Cet ouvrage est une vaste enquête sur la dictature de la beauté et ses conséquences désastreuses pour les femmes : haine de soi et de son corps, autodévalorisation, maintien dans une logique sexiste, etc.

Au fil des pages, Mona Chollet démontre que ce « culte de la beauté » aux apparences si nobles est un système de domination qui s’exerce sur le corps des femmes. Il permet d’insécuriser les femmes en les infériorisant et de les contrôler en les plaçant sous emprise d’un système totalement absurde auquel elles doivent obéir à tout prix.

Mona Chollet parle même de « dressage » pour que les femmes soient « des marionnettes du regard des autres » (dans l’interview ci-dessous).

Le but est de maintenir sagement les femmes sous la domination masculine en les assignant à des préoccupations esthétiques pour les exclure des domaines de prise de décisions et de la politique.

Cette dictature de la beauté a été parfois nommée « corset invisible », un terme qui exprime la manière dont les femmes sont entravées dans leur vie à cause de ces normes esthétiques rigides.

Mona Chollet en arrive à la conclusion que la question du corps des femmes est une clé pour l’avancée des droits des femmes (lutte contre les violences, égalités salariales, etc.).

Version intégrale de l’ouvrage sur le site de Zones Editions
avec, en bonus, plusieurs interviews de Mona Chollet :

Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Beauté fatale 2012

Une fiche de l’ouvrage : Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Texte de cette fiche : « Soutiens-gorge rembourrés pour fillettes, obsession de la minceur, banalisation de la chirurgie esthétique, prescription insistante du port de la jupe comme symbole de libération : la « tyrannie du look » affirme aujourd’hui son emprise pour imposer la féminité la plus stéréotypée. Décortiquant presse féminine, discours publicitaires, blogs, séries télévisées, témoignages de mannequins et enquêtes sociologiques, Mona Chollet montre dans ce livre comment les industries du « complexe mode-beauté » travaillent à maintenir, sur un mode insidieux et séduisant, la logique sexiste au coeur de la sphère culturelle.

Sous le prétendu culte de la beauté prospère une haine de soi et de son corps, entretenue par le matraquage de normes inatteignables. Un processus d’autodévalorisation qui alimente une anxiété constante au sujet du physique en même temps qu’il condamne les femmes à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, les enfermant dans un état de subordination permanente. En ce sens, la question du corps pourrait bien constituer la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences à celle contre les inégalités au travail. »

Une longue interview de Mona Chollet du 10 décembre 2012 à propos de ce livre : Autour de « Beauté fatale ». Entretien avec Mona Chollet

Quelques passages de cette interview : « Contretemps : Votre livre, nous invite à questionner le rapport individuel et collectif que notre société construit sur la beauté et sur la mode. En quoi est-il important de questionner ce sujet ?

Mona Chollet : D’abord parce que le sujet a été très peu traité. J’ai toujours été frappée par le faible nombre d’analyses critiques sur la mode, la presse féminine, la beauté, la pub… Quand j’étais adolescente, je me souviens avoir cherché des bouquins là-dessus à la bibliothèque municipale. J’avais juste trouvé le petit livre d’Anne Marie Dardigna paru chez Maspero, intitulé « Presses féminines, fonction idéologique ». Un bon bouquin, très de son époque, marxiste pur et dur, qui m’avait pas mal fait réfléchir mais qui m’avait aussi laissé sur ma faim.

Depuis, j’ai vu peu de choses, à part des articles sporadiques et un peu superficiels sur « tous ces mannequins trop maigres ». Mais pas de critique systématique ! Et puis, il y a toujours ce mythe français, selon lequel on essaie d’obtenir l’égalité, en tant que femme, mais sans renoncer à la séduction, à la féminité, à la coquetterie, etc. Comme si c’était quelque chose qu’on pouvait vivre dans le plaisir, dans la simplicité, en étant par ailleurs respectée en tant que personne… Comme s’il n’y avait pas ce problème direct et concret d’une domination qui s’exerce aussi sur le corps et qui passe par toutes ces pratiques dites de beauté, que certain-e-s ont appelées le corset invisible.

Il s’agit en réalité d’un ensemble de normes tellement rigides qu’une femme a finalement très peu de chances de le vivre de manière simple et agréable ! Il existe des choses très agressives pour l’être des femmes : derrière les modèles de minceur par exemple, c’est une négation pure et simple de la féminité, du corps féminin. Finalement le corps idéal d’une femme, c’est un corps d’homme. Les mannequins d’aujourd’hui, censées représenter l’idéal de beauté dominant, ont des corps très androgynes, avec juste des seins en plus. Toute forme de rondeur est vue comme quelque chose à éliminer.

D’ailleurs, dans leur discours, les anorexiques rejettent souvent tout ce qui relève de la féminité, comme le fait d’avoir des règles. Elles veulent se débarrasser de ce féminin qui est associé à quelque chose de dégoutant et d’indigne. Cette idée d’indignité est très pernicieuse, quand elle se mêle à ce qui est venu par tout ce “complexe mode beauté” au travers de pratiques hédonistes. Quand les journaux féminins font leurs titres sur « Mincir de plaisir », à l’occasion des régimes de printemps, l’effet est très pervers car ce sont des attaques contre les femmes enrobées dans des discours de plaisir et de prendre soin de soi. Même chose sur la chirurgie esthétique qui veut attaquer les spécificités de chacune. Pour être aimée et acceptée, il faut éliminer toute singularité et se conformer à un modèle standard ; il faut être homologué.

Il y a aujourd’hui une illusion totale sur ce qu’est réellement la beauté et la question de l’apparence prend une place complètement démesurée pour les femmes. Elles sont toujours ramenées à cela : quoiqu’elles fassent, elles seront toujours jugées sur leur physique. Et si celui-ci ne “passe” pas, rien d’autre ne passera.

 

Contretemps : Comment analysez-vous les effets de la beauté en tant que construction sociale et quelles dominations spécifiques produit-elle ?

Mona Chollet : Je me suis beaucoup intéressée à tous les discours de célébration de la féminité qui me semblaient extrêmement louches. J’ai, par exemple, beaucoup écrit sur la jupe. Parce que ceux qui tiennent un discours sur ce vêtement, particulièrement répandu ces dernières années, sont partis de l’idée que les jeunes filles des banlieues ne pouvaient pas s’habiller en jupe et ont choisi de militer pour le droit à le faire, plutôt que de défendre le droit des filles à s’habiller comme elles veulent. Ils se sont finalement retrouvés à promouvoir un modèle qui n’est pas simplement un modèle vestimentaire mais tout un modèle de comportement.

Derrière la prescription d’un vêtement quel qu’il soit, il y a toujours la prescription d’une certaine identité, d’une soumission à certains critères, à une place dont il ne faut pas sortir. Dans ces discours prescripteurs sur la façon de s’habiller, il y a une visée de domination absolument évidente.

Au moment des affaires Polanski et Strauss-Kahn, j’ai été frappée de découvrir que tous les intellos français qui célébraient la pseudo-séduction ou le pseudo-féminisme à la française –parce qu’ils utilisent indifféremment les mots féminisme et séduction!- incarnaient finalement la volonté de maintenir les femmes à une certaine place et un mépris total de leur subjectivité. C’est l’envers de cette pseudo-exception française de rapports entre les sexes qui seraient pacifiques, de rapports à la fois de séduction et d’égalité.

Avec ce livre, je voulais montrer comment la subjectivité des femmes ne va pas du tout de soi pour beaucoup d’hommes censés être éduqués, réfléchir, incarner et défendre le bien et le vrai ! On savait déjà qu’ils ne le faisaient pas très bien mais cela s’est confirmé ! Ils avaient une vision complètement archaïque des rapports hommes femmes.

 

Contretemps : Quel lien faites-vous entre le contrôle accru sur le corps des femmes que vous décrivez et la notion de marchandisation liée à la société de consommation?

Mona Chollet : De nombreux travaux ont déjà montré que la société de consommation a une histoire particulière avec les femmes puisque la production était du côté des hommes, la consommation du côté des femmes. Laurie Essig (2010)1 rappelle que les premiers supermarchés aux Etats-Unis s’appelaient les Lady’s Malls. En France, Zola avait appelé le Bon Marché le Bonheur des Dames… Les femmes, notamment dans les classes moyennes aisées, étaient préposées aux achats pour l’ensemble de la famille, mais aussi beaucoup pour elles-mêmes. C’est l’industrie qui a pris le relais de toutes les tâches domestiques, pour la fabrication des produits de base, les vêtements, le savon, les produits ménagers, les cosmétiques…

Et puis, ce qui est aussi très intéressant dans le livre de Betty Friedan (1963)2, c’est qu’elle montre comment dans les années 50, les femmes des classes moyennes blanches américaines à qui on vendait que l’épanouissement était la maison, les enfants, le mari, étaient tellement frustrées qu’elles devenaient à moitié folles en perdant tout sens de leur identité à force de n’avoir aucun domaine à elles. Du coup, les publicitaires se sont mis à leur vendre l’expérience du grand magasin pour remplacer l’expérience du monde. Dans le livre, je cite l’exemple d’un fabricant qui dit que, puisque les femmes veulent quelque chose qui leur appartiennent en propre, on va leur proposer un shampooing ou une voiture différents du reste de la famille.

On peut penser que cela fonctionne moyennement comme substitution mais, en tout cas, cela fait vendre ! Et c’est probablement encore vrai aujourd’hui. J’ai aussi l’impression que la sphère de la consommation a désormais très bien compris la sensibilité des femmes à des choses pour lesquelles elles ont été conditionnées à être sensibles. C’est-à-dire l’aspect matériel de la vie, son aspect hédoniste aussi, la sensibilité aux objets, aux couleurs, aux étoffes, aux décors, qui sont des préoccupations assez méprisées par la culture dominante. Peut-être surtout en France où on valorise un idéal cartésien et abstrait… Les hommes ont aussi une tradition de bien vivre, mais dans une autre sphère. Ce sera le cigare, le vin, mais pas les cosmétiques ou les produits pour le bain.

 

Contretemps : Vous citez à plusieurs reprises les travaux de Betty Friedan qui a expliqué comment un ensemble de facteurs, dont l’essor des arts ménagers et de la consommation, mais surtout la volonté de se replier sur le foyer et de mener une vie tranquille après la guerre, a provoqué une forme de backlash (retour de bâton). La place du corps des femmes dans cette société relève-t-elle aujourd’hui du même mécanisme ?

Mona Chollet : Oui bien sûr ! C’était le livre de Susan Faludi (Backlash, voir son blog, ndlr) : en théorie, les femmes ont l’égalité, la possibilité d’être indépendantes financièrement, de travailler sans autorisation du mari, de contrôler leur fécondité. On peut donc penser que le corps est le dernier lieu où la domination peut s’exercer. Et finalement que, du fait que d’autres prisons se sont ouvertes, celle-là, qui est une prison immatérielle, est d’autant plus impitoyable. C’est une manière de rattraper les femmes par les bretelles, de les maintenir à leur place d’une autre manière. Par un contrôle extérieur – on leur fait la remarque si elles ne correspondent pas au modèle auquel elles sont censées correspondre- et un autocontrôle – puisqu’elles-mêmes intériorisent ces normes, sans forcément toujours se rendre compte de leur caractère mortifère et destructeur. C’est pour cela que s’y intéresser, en tant que féministe, n’est pas frivole, mais absolument central.

Cette assignation des femmes à des soucis matériels esthétiques est une manière de les exclure des domaines de prise de décisions, de la politique. On les assigne au corporel, à l’espace domestique qui, à mon avis, sont des choses nobles en elles-mêmes mais qui deviennent problématiques quand il y a assignation et que toute leur existence doit être construite autour d’elles.

Souvent, les femmes en sont complices : comme le monde actuel fait un peu peur, l’idée de se replier sur le choix des crèmes de beauté, des habits de printemps, de nouveaux meubles pour la maison, apparaît comme quelque chose de séduisant. Ce phénomène permet d’expliquer le succès des blogs de déco, de meubles ou de pâtisserie. C’est un côté cocon rassurant, un univers où l’on voit et fabrique de belles choses. Une espèce de bulle d’insouciance. Il faut le comprendre pour pouvoir le critiquer.

 

Contretemps : Pour le comprendre, il faut aussi revenir aux discours de plus en plus fréquents des parents qui perçoivent le paraître dans la société comme une véritable ressource pour leurs enfants, au même titre qu’un diplôme par exemple…

Mona Chollet : Oui et c’est un calcul terrible. Si on veut apprendre à un enfant à se défendre dans cette société, il ne faut pas le rendre obsédé par la façon dont les autres le perçoivent, mais lui apprendre à avoir confiance dans ses propres perceptions, et particulièrement les femmes.

J’ai pas mal travaillé sur les violences conjugales dans le Monde diplo : cette insécurité terrible chez les femmes fait qu’elles mettent très longtemps à se défendre, et à être persuadées qu’elles ont le droit de se défendre. Je pense que c’est aussi lié au fait qu’on les éduque à être tellement obsédées par ce qu’on pense d’elles, par ce qu’on pense de leur personne réduite à leur apparence. Cette obsession du corps maintient les femmes dans une insécurité permanente : elles sont toujours soucieuses de paraître à leur avantage. C’est comme du dressage pour qu’elles soient des marionnettes du regard des autres.

 

Contretemps : « Trouver le prince charmant » serait remplacé, sinon complété, par celui « d’être découverte » pour devenir la prochaine star. Comment comprendre ce paradoxe qui consiste à mettre en lien la mode et la liberté ?

Mona Chollet : Il y a une énorme mystification autour de cela ! C’est l’imaginaire de la culture de masse avec les actrices dès les débuts du cinéma. Le témoignage de la jeune fille dans le livre qui dit qu’elle rêve d’être « découverte » date des années 30. Ce phénomène est en puissance dans les années 50, puis avec les mannequins dans les années 80, avec encore plus de passivité et de réduction à l’apparence puisque le top model ne parle ni ne joue même plus !

Devenir actrice, puis mannequin est vendu comme la réalisation d’un rêve. C’est le modèle de la fille dans le monde gris de tous les jours, qui est tout à coup remarquée dans la rue et dont l’avenir est transformé d’un coup de baguette magique – elle devient riche, célèbre, elle vit dans des endroits magnifiques et, un jour, elle rencontre un homme riche – et là c’est la consécration ! Ce modèle narratif est vendu à des générations de gamines sans aucun recul et avec de tels moyens qui font qu’il est très difficile de s’en défendre. Surtout quand on est une ado impressionnable et qui s’ennuie à l’école.

Mais en proposant aux femmes de faire comme cela leur chemin dans le monde, on leur dissimule le prix à payer : c’est-à-dire d’être réduites à leur apparence et d’être le jouet de volontés extérieures. Elles sont aux mains des agents, des producteurs, des photographes… Sempé a fait, il y a plusieurs années, un dessin qui montrait un mannequin qu’on préparait pour le tournage d’une publicité et qui était comme en prison : elle était complètement entourée par des gens qui l’habillaient, la coiffaient, la maquillaient, et qui la transformaient en quelque chose qu’elle n’était pas du tout au départ. Ensuite, on voyait le résultat sur des affiches accrochées dans la ville où la jeune femme bondissait et dansait, libre comme l’air. C’est exactement le paradoxe !

Une actrice que je cite dans le livre dit aussi qu’elle n’en peut plus de lire des scénarios où il est toujours écrit que l’héroïne est belle sans le savoir, belle au naturel, alors qu’elle passe son temps à suivre des régimes de folie et à aller dans les salles de gym pour être choisie pour ces rôles. Une mannequin que je cite dit qu’elle ne se fait pas beaucoup d’illusions mais qu’elle va continuer parce que sa sœur a fait des études longues de cancérologue et qu’elle ne gagne pas autant qu’elle. C’est un système où on paie plus une femme pour être belle que pour être intelligente ! »